Enseignement et colonisation dans l’Empire français
 

Viêt Nam, 1918-1945 : émergence d’une élite féminine moderniste

Parus un demi-siècle après la fin de la guerre franco-viet­na­mienne, alors que leurs auteurs se sont spé­cia­li­sés dans l’his­toire socio-poli­ti­que viet­na­mienne depuis plu­sieurs dizai­nes d’années, Indochine, la colo­ni­sa­tion ambi­guë1 de Pierre Brocheux et Daniel Hémery, L’école fran­çaise en Indochine2 de Trinh Van Thao sont des ouvra­ges incontour­na­bles. Nous y avons joint une docu­men­ta­tion qui concerne plus direc­te­ment notre champ d’études et notre sujet : des témoi­gna­ges de femmes à tra­vers des mémoi­res, recueillis par des inter­views3 ou rédi­gés et édités. Cela nous per­met­tra, dans une pre­mière partie, de pré­sen­ter un bref état des lieux concer­nant l’orga­ni­sa­tion de l’ins­truc­tion – essen­tiel­le­ment publi­que car nous avons très peu d’éléments d’infor­ma­tion sur l’ensei­gne­ment privé – franco-viet­na­mienne dis­po­ni­ble sous la colo­ni­sa­tion fran­çaise.

Pour les Vietnamiennes, ce fut la pre­mière fois qu’avec la colo­ni­sa­tion l’ensei­gne­ment public leur fut ouvert4. Dans Grandeur et ser­vi­tude colo­niale, A. Sarraut se féli­cite d’avoir intro­duit « l’ensei­gne­ment indi­gène dans notre poli­ti­que sco­laire » et en conte le début : « Beaucoup d’Européens ne m’ont pas com­pris ; les famil­les indi­gè­nes non plus ; elles appré­hen­daient que nous incli­nions leurs enfants à des idées sub­ver­si­ves ou que notre ensei­gne­ment ne fît des débau­chées.5 » Cependant, de 1918 à 1922, note Trinh Van Thao, « même si l’effec­tif total des filles sco­la­ri­sées ne dépasse pas 8 % - et encore 70 % d’entre elles vien­nent du Sud – de l’effec­tif total, l’ensei­gne­ment des filles ne cesse de se déve­lop­per, démen­tant les doutes et les pré­vi­sions pes­si­mis­tes de cer­tains admi­nis­tra­teurs de la fin du siècle.6 »

Les avis sont par­ta­gés quant au bilan final de la colo­ni­sa­tion en matière d’éducation. A la dif­fé­rence des cons­tats lour­de­ment néga­tifs car par trop orien­tés poli­ti­que­ment, les études plus fon­dées sur les faits et avec une plus grande séré­nité envi­ron un demi-siècle après la fin des conflits sont par­ve­nues à des conclu­sions plus nuan­cées. « Il ne s’agit pas, affirme Pierre Brocheux7, d’exclure les colo­ni­sés du savoir et de l’éducation moder­nes puis­que ceux-ci cons­ti­tuent l’arme redou­ta­ble du sys­tème colo­nial, mais de cour­ber leur usage au ser­vice de trois fina­li­tés désor­mais clai­re­ment conçues : ins­pi­rer et contrô­ler les conte­nus et la trans­mis­sion jusqu’au vil­lage des savoirs écrits ; dif­fu­ser par­tiel­le­ment une éducation popu­laire moderne mini­male sans laquelle le sys­tème colo­nial pas plus qu’aucun autre seg­ment du mode de pro­duc­tion capi­ta­liste ne peut fonc­tion­ner ; du même mou­ve­ment, adap­ter les élites colo­ni­sées aux fonc­tions que leur assi­gne la colo­ni­sa­tion. D’où l’adop­tion (…) d’une stra­té­gie assez proche au fond de la logi­que du double réseau sco­laire qui, en France, exclut les clas­ses popu­lai­res des fonc­tions intel­lec­tuel­les. » Si exclu­sion il y avait, elle était double du côté fémi­nin. Mais les colo­nisé-es ne fai­saient pas que béné­fi­cier ou pâtir pas­si­ve­ment de la poli­ti­que éducative colo­niale.

Dans un envi­ron­ne­ment social où l’éthique confu­céenne excluait les filles des clas­ses pri­vi­lé­giées de la fonc­tion publi­que et celles des clas­ses popu­lai­res de la moin­dre ins­truc­tion, l’ensei­gne­ment public ouvert aux filles des cen­tres urbains jusqu’aux vil­la­ges cons­ti­tua une nou­veauté radi­cale même si elle ne tou­chait qu’une mino­rité et si l’iné­ga­lité des sexes demeu­rait fla­grante aussi bien dans le sys­tème éducatif mis en place que dans la volonté des famil­les et le choix des indi­vi­dus. Ces deux der­niers fac­teurs s’avé­raient bien plus déter­mi­nants sur le par­cours des élèves ainsi que les résul­tats sco­lai­res et les impacts de l’ins­truc­tion sur chaque des­ti­née par­ti­cu­lière. Des témoi­gna­ges d’ancien­nes élèves8 ainsi que de nom­breu­ses repré­sen­ta­tions lit­té­rai­res attes­tent en effet d’une volonté plus ou moins forte de la part des famil­les et tou­jours plus vigou­reuse de la part[...] des jeunes filles elles-mêmes pour accé­der aux études et pour échapper ne fût-ce que pro­vi­soi­re­ment à l’igno­rance et à la pla­ti­tude de la vie labo­rieuse au sein du foyer tra­di­tion­nel­le­ment réser­vée aux femmes.

A tra­vers le par­cours des ensei­gnan­tes et des élèves, nous mon­tre­rons dans la deuxième partie de l’arti­cle, com­ment une élite intel­lec­tuelle fémi­nine – en grande partie mais pas exclu­si­ve­ment – formée à l’école franco-viet­na­mienne s’est affir­mée à la fois par le dis­cours, par l’écriture et par l’action mili­tante.

P. BROCHEUX et D. HEMERY Indochine, la colonisation ambiguë, La Découverte, Paris, 1995.

TRINH VAN THAO L’école française en Indochine, Karthala, Paris, 1995.

Nous avons ainsi interviewé Hoang Xuân Sinh sur sa mère, Bui Thi Me sur elle-même et ses contemporaines dont Bui Thi Nga, l’épouse de Huynh Tân Phat.

« Dans le système ancien, précise avec raison Trinh Van Thao, L’école française…, op. cit. p. 126, les filles n’étaient pas exclues a priori de l’école mais seulement du mandarinat, ce qui, bien évidemment, en limite la portée pratique. » Mais en fait, seules les filles de lettrés accédaient aux études dans le cadre de l’éducation paternelle ou des cours privés organisés par les familles mais ne pouvaient être admises dans l’enseignement public.

A. SARRAUT Grandeur et servitude coloniale, Sagittaire, Paris, 1931.

L’école française…, op. cit. p. 126.

Indochine, la colonisation ambiguë, op. cit., p. 218.

Le recueil le plus volumineux et le plus important aussi qualitativement est celui des anciennes élèves du Collège des Jeunes Filles Indigènes de Sai Gon, intitulé Ao tim trên cac neo duong dât nuoc (Tuniques violettes sur les chemins du pays), BUI THI ME éd., Tre, Ho Chi Minh ville, 2004, 520 p. Le Collège Dông Khanh à Huê a également édité un recueil de mémoires des anciennes élèves. Nous disposons ainsi de témoignages directs concernant deux des trois plus grands collèges de jeunes filles vietnamiennes de l’époque coloniale.